Démarche Artistique

Quand les mots disparaissent, les images subsistent. La traduction des manifestations de la vie psychique s'effectue en procédant comme un archéologue. Il s'agit de fouiller dans les différentes strates de conscience inscrites dans l'esprit humain pour faire ressurgir ce qu'il y a d'enfoui au plus profond. Cette méthode qui consiste à aller chercher l'objet au-delà du champ de connaissance préétablie est appelée « Métapsychologie ». Conçue comme une opération au scalpel pour dépeindre ce paysage mental, la peinture silencieuse est une forme qui va, je l'espère, permettre d'établir un diagnostic de l'être humain pour le montrer dans toute son ambiguïté, sa complexité, son irrationalité. Il me semble préférable d'aborder le tableau avec la plus grande rigueur possible si l'on veut que la mise en forme de cet univers clos atteigne son plus haut potentiel. Si la construction de cet édifice complexe est effectuée selon ces principes, alors la chrysalide pourra opérer sa mue.

Appréhender ma peinture suppose de créer dans son esprit une multitude de connexions entre les éléments du tableau. Ils sont organisés de manière chorégraphique, en fonction de leur forme et de leur sens avec une recherche d'équilibre, de légèreté. L'inquiétante étrangeté qui s'en dégage est la conséquence d'une accumulation d'absences : indicateurs temporels, indicateurs géographiques, enjeux dramatiques, émotions, dialogues et narration. C'est une partition musicale incomplète qui s'offre aux yeux du spectateur. La suggestion me semble être un bon moyen pour parler des murmures de l'âme car dans cette grande analyse métapsychologique le didactisme agirait comme un poison. Le dialogue entre créateur et récepteur de l’œuvre est avant tout riche de ce qui ne se dit pas, de ce qui ne se sait pas afin que le spectateur soit poussé vers une réflexion qui lui est propre. La secrète inscription logée au plus profond de l'individu est contenue dans un fragment, un petit quelque chose, semblable à la pièce manquante d'un immense puzzle.


Traitées avec une économie de moyens en supprimant tous détails superflus, mes peintures sculptent le vide. J’essaye de peindre l’insondable par la mise en scène d'une ambiance statique où le règne de l'immobilité côtoie la délicate austérité des personnages. Dans ces grands déserts aux couleurs indécises, le gris symbolise le doute et le beige les frissons de la pensée. Le bleu quant à lui fonctionne comme une clef permettant d'ouvrir le passage vers les abîmes de l'esprit. Dans cette atmosphère, le temps y est emprisonné car l'inconscient n'en connaît pas la dimension. L'environnement solennel proposé ici sonne comme une métaphore de l'âme où le silence y est éloquent quand la logique chuchote.

Pour créer une œuvre, une multitude de choix picturaux s'offrent au peintre. Comme un chimiste dans son laboratoire, un mélange finement dosé entre différents composants permet de créer une substance que je nommerai « style ». Cette substance suppose une combinaison parfaite entre le discours et sa mise en forme. Dans le cas contraire on parlera d'effets de style et une claire distinction peut s'établir entre eux. Souvent présents pour camoufler l'inconsistance du propos, ils ne s’agrègent pas à leur sujet initial. Ils ne nourrissent pas non plus la création de l'objet final, pire, ils agissent comme les ennemis du bon fonctionnement des mécanismes de l’œuvre. La forme doit toujours servir le sujet au risque d'aboutir à un résultat décoratif et impertinent.


Peindre l'indicible est une entreprise complexe. Il s'agit de montrer assez d'éléments pour se faire comprendre, en enlever d'autres sous peine d'être trop compris. L'ambiguïté souhaitée naît du rapport entre le visible et l'invisible créant ainsi une tension comme une vibration musicale, instable et ininterrompue. Trouver la bonne alchimie entre le sujet et sa représentation plastique constitue la tâche principale de l'artiste pour atteindre son but ultime : injecter l'agilité nécessaire à la peinture pour qu'elle puisse tendre vers l'intemporalité.

Les modèles qui peuplent les tableaux incarnent l’ambivalence. Situées sur une frontière, ces femmes portent en elles un trésor. Elles irriguent les tableaux avec leur mystère et ne donnent pas accès à leurs intentions. Toujours avec cette volonté de peindre l’ambiguïté il convient ici de ne pas dévoiler leur secret mais d'en suggérer la présence. Insaisissables comme des fauves, elles exercent un fort pouvoir de fascination sur leur environnement. Souvent camouflée par une frêle armure, la part animale de l'homme est représentée par ces indomptables. Elles ne s'expriment pas et se dérobent sous nos yeux. Leur magnétisme irradie la pièce tandis que leurs identités se confondent avec leurs doubles. Ce sont des réceptacles qui accueillent les pensées de ceux qui les regardent. Elles fonctionnent comme des miroirs où le spectateur observe son reflet. L'homme civilisé tente de se débarrasser de son aspect sauvage et primitif sous peine d'altérer son instinct. Il me semble intéressant d'observer ce phénomène pour le traduire visuellement dans une peinture où les panthères conservent leurs griffes acérées. Dans ces architectures aux rythmes lents, les félines ne perdent pas leurs taches.


Si elle est exécutée avec l'exigence requise, la peinture silencieuse doit être capable de générer les images de cet univers hermétique. Comparable aux remous d'une mer agitée, les tourments de l'âme doivent prendre forme avec cette armature. Les couleurs sourdes ruissellent dans ces océans en ruines pendant que les émotions restent sous la surface ; Dans ces conditions cette peinture pourrait alors générer son propre langage. Dans le cas présent, il s’inscrirait dans une logique poétique car il relève davantage de la sensation que de la narration.


Délestée de ces cargaisons superflues, ma peinture vogue vers les tréfonds de la psyché. Mon devoir est de l’emmener loin, là où les archipels mutiques s'entremêlent avec l'opacité des brumes. Ce long voyage doit être effectué avec un solide équipage composé d'honnêteté, de rigueur et de dévotion. Après de multiples manœuvres dans ces zones sans paroles, il faudra lutter contre les orages de l'auto-satisfaction et les sirènes de la suffisance. Contourner les pièges qui surgissent de ce périple, c'est accepter les efforts que demande la création. C'est une fuite en avant, un saut dans l'inconnu et peut être qu'à son retour on l'apercevra, amarrée au port et équilibrée à sa juste mesure : fluide comme une rivière et aiguisée comme un sabre. Dans cette odyssée il n'y a pas de boussoles et les phares ne sont plus là.